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Les crimes de guerre: le véritable test pour le TPIR

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Tribunal pour le Rwanda : de la crise à l'échec ?, par André Guichaoua
(Le Monde 03/09/2002)
Créé le 8 novembre 1994 par une résolution des Nations unies, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est habilité à juger "les personnes présumées coupables d'actes de génocide ou d'autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda -...- entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994". Son parcours, déjà long, s'est révélé passablement chaotique. Mais la décision des autorités rwandaises de ne plus collaborer avec le tribunal, réaffirmée le 28 juin par le président de la République, Paul Kagamé, a ouvert la crise la plus grave de son histoire. A la mi-2002, le TPIR a déjà coûté quelque 600 millions de dollars pour un bilan judiciaire bien maigre : neuf condamnations, un acquittement.
Des critiques, bien informées, n'ont pourtant pas manqué de désigner les causes de l'inefficacité du tribunal : recrutement insuffisant des diverses catégories de personnels, faible professionnalisme, passivité des juges, turnover incessant des agents, gestion peu rigoureuse des fonds et des salariés, lenteur des procédures d'instruction, défaillances dans la prise en charge de la défense, protection peu sûre des témoins, etc.
Toutefois, c'est dans ses rapports avec les autorités rwandaises que le TPIR a rencontré les écueils les plus redoutables. Le nouveau régime, issu de la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR), participa aux démarches qui aboutirent à la création du tribunal pour finalement voter contre la résolution des Nations unies. Il s'opposait ainsi à l'extension de la période couverte par la juridiction internationale au-delà de sa prise du pouvoir en juillet 1994 et jusqu'en décembre 1994 et à la prise en compte des crimes de guerre dans son mandat.
Les responsables politiques entretinrent donc, dès sa création, une relation ambiguë avec l'institution et ses représentants. Toutes les faiblesses de l'institution internationale furent systématiquement dénoncées. En fait, Kigali, en entretenant une tension permanente vis-à-vis des insuffisances bien réelles ou présumées du TPIR, avait aussi retardé la confrontation inévitable entre les deux protagonistes.
Redoutée depuis des années, elle concerne ce qu'il est convenu d'appeler le "deuxième mandat" du TPIR, les crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis par les vainqueurs, l'Armée patriotique rwandaise (APR), lors de sa conquête du pouvoir et aux premiers mois de son installation. Les autorités rwandaises ont toujours considéré comme inacceptables aussi bien les enquêtes sur ce sujet que d'éventuelles inculpations. Selon leur point de vue, ce serait soumettre les crimes des "libérateurs" aux mêmes exigences de justice que ceux des "génocideurs".
Par ailleurs, sont appréhendées les conclusions de l'enquête conduite en France depuis 1998 par le juge Bruguière sur les auteurs de l'attentat du 6 avril 1994, à l'origine du génocide, contre l'avion qui transportait les présidents rwandais et burundais. Ces conclusions pourraient mettre en cause les actuels dirigeants au pouvoir.
Dans ce contexte fortement politisé, il importe plus que jamais de se référer à ce qui doit demeurer l'essentiel : lorsque le bilan de ce tribunal ad hoc sera fait, ce ne seront ni les sommes dépensées, ni les défaillances de gestion, ni même le nombre d'accusés jugés qui prévaudront, mais la capacité à avoir dit le droit et rendu la justice. C'est dans cette optique que doivent être appréciés les efforts récents accomplis par le bureau du procureur. Un travail important a notamment été effectué depuis deux ans pour rationaliser le système de l'accusation en établissant une liste des "cibles" classées en fonction de la gravité des crimes reprochés et en fixant un objectif chiffré de quelque 250 jugements à rendre d'ici à 2008, date théorique prévue par les Nations unies pour mettre un terme à l'existence du tribunal.
Cette logique a indéniablement amélioré les performances formelles de l'institution, mais elle a aussi, paradoxalement, aggravé des faiblesses structurelles. Dans le système anglo-saxon, qui a été en grande partie retenu en matière de référence juridique par le TPIR, l'instruction est conduite à charge par le bureau du procureur. Pour l'essentiel, les enquêtes établissant les faits sur lesquels s'appuient les chefs d'inculpation reposent sur la collecte de témoignages accusateurs.
Dans la pratique, la collecte des preuves se limite donc bien souvent à l'identification de témoins adéquats aux charges. Renforcée au nom des nouveaux critères de performance, cette conception de l'établissement des faits par accumulation de témoignages de dénonciation plus que par collecte de preuves solides aboutit à une situation de dépendance à peu près totale vis-à-vis des témoins de l'accusation comme des témoins de la défense. Huit ans après les faits, leur mémoire s'est nécessairement émoussée. Par ailleurs, ils se montrent plus ou moins crédibles dans la mesure où ils sont identifiés et conseillés par les autorités administratives et politiques rwandaises de l'ancien ou du nouveau régime. Ainsi, les associations de rescapés qui soutiennent l'accusation, tout comme les réseaux de l'ancien pouvoir qui se mettent au service de la défense, fonctionnent comme des structures de sous-traitance de témoins dûment préparés en matière de témoignages factuels et de scénarios.
Mis en place par les autorités de Kigali depuis le début de l'année, le chantage aux témoins qui, en bloquant les autorisations de voyage et l'octroi des passeports, empêchait le déroulement de la plupart des procès, illustre, a contrario, cette dépendance du tribunal à l'égard des témoins. Or, dans tous les procès, de nombreux contre-interrogatoires de témoins démontrent à l'évidence la faible crédibilité des déclarations et soulignent crûment la faiblesse ou l'absence d'une instruction établissant des faits tangibles.
Dans des cas extrêmes comme celui, récent, du général Léonidas Rusatira, un acte d'accusation a pu être rédigé à partir d'un canevas de témoignages, intégralement inspiré par des "auxiliaires de justice" autoproclamés, le substitut du procureur reprenant pratiquement telles quelles ces assertions. Il était pourtant possible de prouver, sur la base des archives de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda, que l'accusé, un des officiers qui condamna de la manière la plus constante et déterminée les massacres et le génocide, était occupé aux mêmes heures... à sauver la famille du président du FPR.
L'inflation des chefs d'accusation à laquelle l'accusation recourt presque systématiquement à l'encontre de tous les accusés procède, là encore, d'une instruction insuffisante des dossiers. Il semble bien que la multiplication des charges par le parquet ait pour but qu'une partie au moins des crimes imputés survive à l'épreuve du procès. En outre, devant l'impossibilité de contracter les délais des procédures et d'accélérer le rythme des jugements prononcés (1 ou 2 par an), la consigne du bureau du procureur, formulée au début de cette année, a été d'intensifier les arrestations. Mais, à nouveau, l'effet produit par cette accélération inverse la démonstration recherchée puisque la plupart des accusés arrêtés sont, bien évidemment, ceux qui étaient accessibles et qui ne s'étaient jamais dissimulés.
Au fil des ans, à défaut de résultats probants en matière de justice rendue, c'est la publicité donnée à toutes ces défaillances et aléas qui forme l'essentiel de l'actualité du TPIR. Pour surmonter le déficit de confiance qui en résulte, il est urgent que le tribunal réponde à des exigences positives.
La première, fondamentale, est de renouer avec les Rwandais. Tous les Rwandais. Limités pour l'essentiel à des tête-à-tête avec ses trois interlocuteurs officiels (le ministre de la justice, le procureur auprès de la Cour suprême et le président de la République) lorsque des conflits majeurs imposent le "voyage à Kigali", les contacts du procureur avec le Rwanda ne suffisent pas à donner une impression de proximité.
Le principal échec du Tribunal est de ne pas avoir réussi à intéresser la population rwandaise, à la mobiliser autour des valeurs qu'il incarne, à servir de référence mobilisatrice pour "tirer" la justice nationale, à faire reconnaître la légitimité officielle qui lui a été accordée.
En second lieu, le témoignage sous contrôle des pouvoirs est un déni de justice. Le TPIR a été instauré pour libérer la parole de tous les témoins et victimes directs d'une terreur planifiée et organisée qui devait justement les réduire définitivement au silence. Plus fondamentalement, alors que le travail de vérité et de justice face aux grands crimes d'Etat qui sont en cause consiste à établir et recouper les faits, à reconstruire la cohérence du projet génocidaire au-delà des lieux particuliers où les crimes ont été commis, et quelle que soit la multiplicité des auteurs (militaires, policiers, miliciens, collègues de travail ou voisins), aucune vision d'ensemble n'a encore été établie de manière convaincante entre les divers procès. L'accusation peine à argumenter son réquisitoire sur la préméditation du génocide, réquisitoire qu'elle continue d'invoquer d'une manière tellement schématique qu'il en devient inopérant.
Paradoxalement, les procès des décideurs politiques les plus importants, qui vont débuter, se révéleront les plus risqués parce que les "cerveaux" du génocide n'agissaient généralement pas à découvert. En outre, ils disposent toujours de moyens de pression non négligeables et de soutiens politiques nationaux et internationaux éminents.
Face à des accusés recourant à une stratégie de défense purement politique et s'abritant derrière les crimes des vainqueurs, pouvant faire taire parmi eux les accusés de second rang ou déviants qui auraient eu intérêt à plaider coupable, l'accusation semble impuissante à conserver l'initiative et à se sortir des blocages procéduriers. Elle se montre incapable de déclencher les aveux de repentis et surtout de s'attacher des témoins-experts rwandais indépendants, informés et crédibles. Pourtant, ces derniers pourraient avoir un rôle capital car leurs témoignages permettraient d'établir avec sûreté les liens et convergences entre les groupes et les institutions, démontreraient comment l'adhésion des individus à la politique d'extermination était quotidiennement réanimée par les meneurs.
Ces témoins rwandais existent en grand nombre. La majorité d'entre eux n'a aucune raison de garder le silence sur les crimes commis en 1994, n'était la peur d'être broyés par ceux qui continuent à faire régner la terreur parmi les démocrates rwandais, n'était, encore, la défiance ou la suspicion vis-à-vis d'une institution qui ne leur propose ni interlocuteurs durables, ni échéancier un tant soit peu crédible.
Accepter de témoigner n'est plus un enjeu de vérité, ni un devoir de justice, c'est figurer pendant des années (sept ans déjà pour certains) sur une liste d'attente qui sera entretemps rendue publique, tout comme éventuellement la déposition initiale du témoin, ce qui l'expose alors aux menaces ou sévices des réseaux liés aux accusés.
Enfin, il est inacceptable que le Tribunal soit assimilé à un nouveau terrain de confrontation politique entre les protagonistes en guerre depuis 1990. Il n'est pas censé juger des prisonniers politiques mais des accusés qui portent personnellement la responsabilité de crimes commis ou qu'ils ont eux-mêmes perpétrés. Pour autant, le retard injustifié avec lequel le bureau du procureur s'est enfin saisi des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis par la rébellion victorieuse, tout comme les tergiversations sur le dossier de l'attentat contre l'avion présidentiel, pourraient bien se retourner contre lui à l'avenir.
Si les juges ont jusqu'ici presque toujours donné raison au bureau du procureur lorsqu'il rejetait, à juste titre, les rapports de témoins-experts de la défense reposant sur des argumentaires purement politiques, il en ira vraisemblablement différemment lorsque les accusés militaires ou dirigeants politiques de l'ancien régime mettront en cause la conduite de la guerre ou des négociations par l'APR. Si, par surcroît, des preuves établissaient la responsabilité de l'APR dans l'attentat contre l'avion présidentiel le 6 avril 1994, un avantage indéniable serait donné à la défense des génocideurs qui exploitent déjà abusivement ce type d'argument pour ne pas répondre de leurs crimes. Même s'il était avéré que le mandat du Tribunal ne l'autoriserait pas à engager des poursuites contre des chefs de l'APR, on se demande en quoi l'établissement et la publicité des faits auraient pu gêner le travail de justice et de vérité.
L'actuelle montée des enchères entre le Tribunal et les autorités rwandaises est lourde de conséquences. Les autorités de Kigali commettent assurément une erreur en prenant les témoins en otage car elles donnent l'impression que, lorsque vient le temps de comparaître, les officiers et les politiciens des deux blocs militaires qui dominent la vie politique rwandaise depuis 1990 sont prêts à échanger un silence contre un autre silence quant à leurs crimes respectifs, même si les crimes ne sont pas de même nature.
La responsabilité du Tribunal n'est pas moindre. Il vient d'accumuler de graves erreurs : déjà défaillant pour traiter les dossiers les plus lourds, il a poursuivi des officiers sur la base de dossiers inconsistants, illustrant ainsi l'efficacité de la pression permanente exercée par certains activistes de Kigali.
Ayant en quelque sorte réussi à faire l'unanimité de toutes les sensibilités rwandaises contre lui, il a perdu presque tout soutien au Rwanda parmi les éléments démocrates - au gouvernement, au Parlement, à l'état-major - qui étaient attachés à son existence et à son indépendance. Il a ainsi lui-même libéré la voie aux extrémistes et plus particulièrement aux militaires de l'APR les plus engagés dans les vengeances anti-hutus de la seconde moitié de 1994. La radicalisation anti-TPIR et l'obstruction envers les "enquêtes spéciales" menées sur des membres de l'APR ont pu alors s'imposer sans contrepoids politique interne.
Le TPIR ne doit donc pas faire face à une mise en cause de plus, mais à une crise décisive. Avec le soutien réaffirmé du Conseil de sécurité, il lui faut profiter du renouvellement de son équipe dirigeante pour afficher une stratégie claire et offensive au service de la justice. A défaut, il aurait pris un double risque : mal juger et faillir à sa mission de paix et de réconciliation.
André Guichaoua est professeur de sociologie à l'université des sciences et technologies de Lille, témoin-expert auprès du bureau du procureur du TPIR depuis 1996.
 
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