Une lutte pour le pouvoir
Devant le TPIR, Faustin Twagiramungu a analysé la violence dans son
pays. Et soutenu que les opposants avaient été victimes du même
crime que les Tutsis.
L'image du TPIR, ce 4 février, avait de quoi susciter l'attention et la
curiosité. Simultanément, dans deux salles d'audience, deux
représentants notoires de l'ancienne opposition intérieure au régime
Habyarimana témoignaient de l'histoire de leur pays. Jamais, depuis le
début des procès devant le TPIR il y a cinq ans, la voix du Mouvement
démocratique républicain (MDR) « historique » ne s'était ainsi fait
entendre dans le prétoire. Pourtant, cette appartenance politique fut
la seule dimension commune aux dépositions de Pascal Ndengejeho et
de Faustin Twagiramungu.
Même parti, différentes idées
Le premier, ancien ministre de l'Information en 1992-93 eut droit à six
journées pour la défense de Laurent Semanza. Avec un statut
d'expert, il a défendu des thèses niant que les Tutsis furent victimes
d'un génocide en 1994 et insisté sur la responsabilité criminelle du
Front patriotique rwandais (FPR), au pouvoir au Rwanda depuis cette
date. Le second est lun des principaux acteurs politiques rwandais de
la période que traite le tribunal international. Il est aussi un rescapé
des massacres d avril à juillet 1994 et un témoin de première
envergure de ces années terribles. Ancien président du MDR, Faustin
Twagiramungu était désigné par les accords de paix d Arusha, signés
en août 1993, pour devenir le premier ministre du gouvernement de
transition à base élargie (GTBE). Il aurait dû prendre ses fonctions dès
le mois doctobre de cette année-là. Mais le GTBE ne verra jamais le
jour. Réfugié chez les casques bleus de la Minuar le 7 avril, Faustin
Twagiramungu échappe aux tueurs et devient, le 19 juillet, le chef du
gouvernement établi au lendemain du génocide et à l'issue de la
victoire militaire du FPR. Treize mois plus tard, il démissionne. Depuis, il
vit en exil en Belgique et préside à l 'Union des forces démocratiques
rwandaises.
A plusieurs reprises, l'ancien premier ministre a été sollicité comme
témoin. Mais il n avait jamais franchi le pas. Alors qu' il a témoigné
dans le cadre de toutes les enquêtes d'importance menées sur les
crimes commis au Rwanda, il aura donc curieusement fallu attendre
cinq ans avant que le TPIR nentende ce personnage clé de l'histoire
politique rwandaise des années 90. Sa déposition, en tant que témoin
appelé par la défense du pasteur Ntakirutimana, a duré à peine plus
d'une journée. Six fois moins de temps que celle de Pascal
Ndengejeho. Hormis leur appartenance, à l'époque des faits, au même
parti, les deux hommes ne « partagent pas les mêmes idées », comme
le pose délicatement Faustin Twagiramungu dans un entretien à
Diplomatie Judiciaire. « Ce que défendent des gens comme Ndengejeho
nest pas ce que je défends », précise-t-il.
« Une pièce à conviction en soi »
« Nous présentons un homme qui est une pièce à conviction en soi, un
morceau dhistoire », introduit David Jacobs, nouvel avocat de Gérard
Ntakirutimana. La célèbre figure entre dans le prétoire. Ses cheveux
ont commencé à grisonner mais sa tonsure dégarnie demeure
reconnaissable entre mille. Faustin Twagiramungu a aujourdhui 56 ans.
Il est sans profession. Et il décide de témoigner en anglais, langue qu'il
maîtrise parfaitement. « Je suis venu voir si justice peut être faite
pour tous », déclare-t-il d'emblée, sur un ton savamment posé dont il
ne se départira pas. L'essentiel de lanalyse des événements depuis
1959 développée par l'ancien premier ministre tient en peu de mots :
une lutte ininterrompue pour le pouvoir. Une lutte entre « ceux qu'on
appelle Hutus » et « ceux qu'on appelle Tutsis », mais aussi une lutte
entre Hutus. « C'est la tristesse de notre histoire et cela nous a
menés très loin. » Le témoin n'a de cesse de refuser la dichotomie
ethnique dans son pays. « Nous n'avons pas de races. Quest-ce
qu'une race en kinyarwanda ? Nous avons des clans. Il est temps de le
comprendre. » Il décrit la montée de la violence, l'échec de
l'application des accords de paix, la dégradation de l'Etat. Le 6 avril au
matin, il est contacté par la Présidence qui l'informe que, après de
multiples reports, la prestation de serment du GTBE est fixée au 8 ou
9. Le soir, vers 20 h 45, par un coup de téléphone d'Agathe
Uwilingiyimana, premier ministre en poste, il apprend que l'avion
présidentiel a été abattu. Sans y croire tout de suite. « La personne
qui a abattu l'avion [se] moquait [des conséquences] et voulait
simplement prendre le pouvoir. C'est pourquoi je dis que cette lutte
pour le pouvoir nous a menés très loin. » Prudemment, puis avec moins
de précautions, le témoin dit soupçonner le FPR d'être l'auteur de
l'attentat contre l'avion présidentiel. Le 7 avril, au matin, toujours sur
conseil du Premier ministre dont la résidence est déjà encerclée par
ceux qui vont l'assassiner il quitte son domicile. « Les gens qui ont tué
n'ont pas tué les Tutsis seulement », indique-t-il à propos des tueries
de masse qui commencent alors. Ce sera le second leitmotiv de son
témoignage.
Les opposants, victimes du même crime
Dans cette « compétition apparente pour tuer entre le MRND et le FPR
», Faustin Twagiramungu est interrogé avec insistance sur l'existence
dun plan d'extermination des Tutsis et ajoutera-t-il toujours des
opposants hutus au régime en place. « S'il y avait un plan, je ne le
savais pas. J'ai tout intérêt à dire qu'il y avait un plan, mais je ne le
connais pas. Je n'ai jamais vu de listes. » Y a-t-il eu un génocide des
Tutsis au Rwanda ? lui demande Ramsey Clark, avocat du pasteur
Ntakirutimana. La question paraît embraser les esprits. Le témoin fait
répéter cette question aussi lourde que le silence qui s'installe. « En
juin 1994, j'ai moi-même fait un communiqué commun demandant à la
communauté internationale de faire tout son possible pour stopper le
génocide. Je ne suis pas juriste. Ce que j'avais en tête est que le
génocide est une tuerie de masse. Mais le génocide au Rwanda n'a pas
signifié tuer les Tutsis seulement », déclare le témoin qui ne cessera
d'insister sur ce qu'il considère comme l'oubli de la mort des siens. La
définition du génocide qu'il donne à la Cour est parfaitement conforme
à celle qui prévaut dans les statuts du TPIR. A une différence près :
contrairement à la définition qui régit le tribunal international, mais
conformément par exemple à celle qui est inscrite dans la loi
éthiopienne, Faustin Twagiramungu ajoute au type des groupes
pouvant être visés par le crime des crimes groupe national, ethnique,
racial ou religieux un groupe qui le concerne au premier chef : groupe
politique. « Qui sont les Hutus modérés ? Combien de ces Hutus ont
été tués entre avril et juillet 1994 ? Je n'accepte pas que le génocide
comprenne seulement les Tutsis. Je ne pense pas que les Hutus et les
Tutsis veulent se tuer parce qu'ils sont hutus et tutsis mais parce que
certains veulent cela pour la conquête du pouvoir. »
« Le massacre des Rwandais na pas cessé »
Evacué par la Minuar le 19 avril, Faustin Twagiramungu revient à Kigali
le 14 juillet. « Qu'avez-vous fait ? » demande l'avocat. Cest comme
une question de trop. Un silence suit, l'homme à la barre lève les yeux,
comme s'il cherchait un voile protecteur au plafond. Lémotion est
contenue, trahie par un raclement de gorge. « Eh bien, ce que j'ai vu
est quelque chose que je n'ai jamais vu de ma vie. » Le président de la
chambre aide le témoin à se détourner de ses souvenirs. « Quand on
vient aux affaires d'Etat, ce n'est pas une partie de jeu. J'ai rencontré
Kagame et d'autres survivants. Nous avons décidé que nous devrions
avoir un gouvernement excluant le MRND. Le 19 juillet, nous avons
formé un gouvernement dunité nationale. En mots, pas en faits. Nous
étions au gouvernement et, toujours, les gens étaient tués. Toujours.
»
Faustin Twagiramungu se décrit comme un chef de gouvernement sans
pouvoirs réels. En présence de Kofi Annan et du représentant, à
l'époque, du secrétaire général des Nations unies au Rwanda, il relate
sa rencontre avec Robert Gersony, consultant du Haut commissariat
de l'Onu pour les réfugiés, auteur dun fameux rapport mettant en
cause le FPR dans des massacres et qui ne sera jamais rendu public. «
Il m'a donné un rapport et m'a rapporté que 30 000 personnes avaient
été tuées dans la préfecture de Kibungo en juillet-août. Ma réponse a
été : votre rapport est discutable. J'ai envoyé ma propre équipe de
ministres, dont Patrick Mazimpaka. Ils m'ont dit que le rapport était
erroné. Que personne n'avait été tué à l'endroit indiqué. » On ne saura
pas si le Premier ministre a alors cru à cette version. Ce dont on est
sûr, c'est qu'il ny croit pas aujourdhui.
« Le 8 décembre, jai publiquement déclaré : les tueries doivent cesser,
la torture doit cesser, si nous sommes un gouvernement d'unité
nationale. La réponse a été : vous navez pas lautorité pour faire ce
genre de déclaration car vous navez pas été dans le maquis. » Le 28
août 1995, Faustin Twagiramungu démissionnera de son poste, avant
dêtre formellement limogé en compagnie de quatre autres ministres. «
Le massacre des Rwandais na pas cessé. Cest pour cela que je suis
venu devant cette Cour. Quelque chose doit sortir de ce tribunal. Pour
moi, le mort na pas de couleur. Le tueur n'a pas de race. C'est un
tueur. Il est donc temps que cela sarrête. »
Quelle planification ?
Le procès dans lequel l'ancien dirigeant témoigne en serait presque
oublié. Pourquoi l'affaire Ntakirutimana ? Parce que Faustin
Twagiramungu connaît « le vieil homme » et ses enfants. Il a
rencontré cette famille en 1988, à l'occasion d'un mariage qui va les
rendre parents éloignés. « Je ne crois pas que le vieil homme ait pris la
machette, la Kalachnikoff, la houe ou qu'il se soit assis pour établir un
plan. Il est ici. C'est le drame du Rwanda. »
Le procureur, étrangement surplombé dagressivité, veut mettre en
contradiction le témoin avec de possibles précédentes déclarations. Le
débat se crispe notamment sur la question de la planification du
génocide. Le témoin a ôté ses lunettes. Il précise : « Ce que je
conteste, cest que le massacre des Tutsis seulement aurait été
planifié. J'ai [aussi] toujours fait une différence entre préparation et
planification. Et jajoute que le génocide rwandais nest pas assimilable
au génocide des juifs, prémédité longtemps à l'avance. Du 7 au 9 avril,
je ne crois pas quil existait la volonté dexterminer les Tutsis. En ce
qui concerne la préparation, les miliciens étaient entraînés et les
médias créés. Ce qui a été fait en 1994 a été seulement dappuyer sur
la détente. ». Au passage, il souligne sans réticence limpact de la
RTLM. « La radio a aidé à sensibiliser et à faire peur puisquon disait : si
vous ne tuez pas, vous serez tués. Quand jétais à la Minuar, j'ai
entendu des appels au meurtre sur la RTLM. »
Le témoignage du prestigieux témoin sachève. Il a duré moins d'une
journée et demi. Après avoir si longtemps hésité à venir, Faustin
Twagiramungu semble rassuré et satisfait de son passage au TPIR. «
Votre attitude ma incité à dire ce que javais sur le cur », lâche-t-il
avant de s'éclipser de la salle daudience.
Thierry Cruvellier
Arusha, le 8 février 2002
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Enquêter, à la mode du parquet
Faustin Twagiramungu est l'un des grands acteurs-témoins du Rwanda
de 1994. Pourtant, ce nest que le 13 avril 2000, près de cinq ans
après le début des enquêtes menées par le bureau du procureur du
TPIR, que lancien premier ministre a été entendu pour la première fois
par des membres du parquet. Ce simple fait peut illustrer de façon
instructive la qualité des investigations engagées au sein de la
juridiction internationale. Il devient plus troublant lorsquil s'avère que
la déposition de Faustin Twagiramungu consiste en seulement six
pages, écrites en gros caractères, qui sont censées refléter « six
heures » dentretien, selon le témoin. Six heures que les enquêteurs
nont pas non plus juger bon d'enregistrer.
Lembarras saccroît encore à la lecture dudit document. Celui-ci
représente tout dabord des considérations générales sur le contexte
politique et militaire dans lequel ont été formulés les accords de paix
d'Arusha. Le récit est un peu plus détaillé sur la façon dont le témoin a
vécu la nuit du 6 au 7 avril. Puis, suivent des observations en deux
lignes sur un certain nombre de dirigeants occupants des postes de
responsabilité entre avril et juillet 1994 et qui sont aujourdhui presque
tous détenus par le TPIR : Jérôme Bicamumpaka, Joseph Nzirorera,
Edouard Karemera, Casimir Bizimungu, Justin Mugenzi, Eliezer
Niyitegeka, André Ntagerura, Alphonse Nteziryayo, Pauline
Nyiramasuhuko, Callixte Nzabonimana et Tharcisse Renzaho. Ceux qui
en attendent des révélations ou un caractère utile seront largement
déçus même si, pour trois dentre eux, les accusations portées de
façon on ne peut plus succincte sont dune gravité réelle. Enfin, une
dernière page est consacrée aux assassinats de Gapyisi et Gatabazi,
pour lesquels Faustin Twagiramungu accuse le FPR.
Ignorance et mauvais usages
La faible teneur de cette déclaration écrite laisse donc dubitatif. Mais
le document est aussi devenu un point dirritation entre le témoin et le
bureau du procureur. Pour Faustin Twagiramungu, il ne sagissait pas
dun témoignage en vue dun procès, mais dune démarche visant à
aider l'accusation dans ses enquêtes. Dans son entretien à Diplomatie
Judiciaire, il explique tout dabord que « au bout denviron six mois, le
document circulait à Bruxelles, chez certains Rwandais qui ne maiment
pas, pour dire : voilà, monsieur Faustin accuse tout le monde dans une
interview quil a donnée au procureur et quil a signée. C'est
extrêmement dangereux que les documents qualifiés de confidentiels
puissent apparaître ainsi pratiquement dans la rue. On ma conseillé
den faire part à madame del Ponte. Mais je me suis dit que je n'allais
pas chicaner sur cette affaire. »
Lors de son témoignage à la Cour, Faustin Twagiramungu a eu la
délicate surprise de voir le procureur tenter dutiliser ce document pour
le mettre en contradiction. Le parquet la, enfin, versé dans le domaine
public en le déposant comme pièce a conviction. « Je le regrette
beaucoup. Parce que ces gens ne mont pas demandé de venir faire un
témoignage devant les tribunaux. Je leur donnais des informations qui
pourraient leur servir éventuellement à mener à bien leur travail. Est-
ce une façon de procéder ? Je ne comprends pas. Ce que je leur ai dit
nest pas faux, mais je regrette lusage quils en ont fait. Devrais-je
accuser le tribunal davoir utilisé ce que jai dit contre moi, comme a
semblé le faire le procureur ? Ce tribunal va avoir des problèmes car la
plupart de ces gens qui sont au bureau du procureur ignorent
complètement notre histoire », prévient l'ancien dirigeant politique.
Thierry Cruvellier
Arusha, le 8 février 2002